Retour à l'école après la pandémie de COVID-19 : pourquoi pas un retour vers le futur ?

Le Sommet sur la transformation de l'éducation est une initiative majeure de "Notre programme commun" destinée à susciter un engagement politique à l’échelle internationale et à promouvoir le développement de mesures, d’actions de solidarité et de solutions en faveur de l'éducation – reconnue comme bien public suprême - et notamment celles permettant de compenser les retards causés par la pandémie en matière d’éducation. L'objectif ultime de ce sommet est de réimaginer l'éducation et d'unir les forces des différentes parties prenantes pour les aider à continuer à travailler ensemble en vue d'atteindre les objectifs de développement durable relatifs à l'éducation d'ici à 2030.
Vous découvrirez dans ce qui suit le point de vue du Conseiller spécial pour le Sommet sur la transformation de l'éducation, le Costaricien Leonardo Garnier, sur les causes qui expliquent que l’éducation se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins, plus particulièrement encore dans la région de l'Amérique latine et des Caraïbes.
En sa qualité de conseiller stratégique, Mr. Garnier nous éclaire également à travers un certain nombre de chiffres reflétant les répercussions de la pandémie de COVID-19 sur l’éducation dans différentes régions du monde, les difficultés qu’elle est venue ajouter à la crise que traversait déjà ce secteur et les inégalités qu’elle a creusées à tous les niveaux.
Redonner sa juste place à l'éducation
D'où nous venons : la tragédie éducative d'une génération perdue
Au cours du troisième quart du 20ème siècle, nombreux ont été les pays d'Amérique latine à consentir d’importants efforts pour accroître la couverture de leur système éducatif. Les progrès, bien que significatifs, ont été insuffisants et inégaux et ont été interrompus par la crise survenue à la fin des années 1970 : la production a chuté sur la majeure partie du continent, le chômage a grimpé en flèche et les économies nationales ont pâti de l'hyperinflation. Ces années de crise et d'ajustement ont été marquées par des politiques d'austérité et de réduction des dépenses et des investissements publics qui ont durement impacté les investissements dans l'éducation, les faisant chuter en valeur absolue. Cette séquence a mis un terme à des décennies de progrès en matière de couverture éducative et a même entraîné un recul dans certains pays.
C'est la raison pour laquelle, lorsqu'on se demande pourquoi il a été si difficile de réduire la pauvreté en Amérique latine, ou encore pourquoi l’Amérique latine continue d'être la région la plus inégalitaire de la planète, se rappeler de cette tragédie éducative est une étape incontournable : près de la moitié des jeunes de ces années-là n'ont pas été scolarisés, ce qui signifie qu'aujourd'hui, la moitié de la main-d'œuvre disponible a tout juste suivi les enseignements de l’école primaire. Cette génération a été sacrifiée, tant sur le plan de l'éducation que de la productivité : sans éducation, la capacité de ces personnes à contribuer à la croissance de la production et du revenu national s’amenuise et leurs chances d’avoir un avenir meilleur s’évaporent.
Qualité et équité : les deux grandes carences éducatives du XXIème siècle
En Amérique latine, la réalisation d’investissements dans l'éducation a repris lentement au cours des premières décennies du siècle présent. La part du PIB consacrée aux dépenses éducatives et le niveau des dépenses réalisées par élève ont cru, même s’ils restent inférieurs aux niveaux antérieurs à la crise. De ce fait, le taux net de couverture dans l’enseignement secondaire a augmenté dans la plupart des pays d'Amérique latine, tout comme les taux d'achèvement dans l'enseignement secondaire et les taux de couverture dans l'enseignement supérieur. Le pourcentage de la population jeune non scolarisée a, lui, diminué.
Bien que ces améliorations aient été significatives au niveau de la couverture éducative, le continent continue de pâtir de deux grandes carences : l'équité et la qualité. D'une part, et en dépit de la hausse des taux de couverture, il est certain que l’accès à d'éducation en Amérique latine demeure inégal selon les groupes de population : les familles rurales, les familles à faible revenu, les familles ayant un faible niveau d'éducation et les populations vulnérables - les populations autochtones en particulier – accèdent toujours beaucoup moins et beaucoup plus difficilement à des opportunités éducatives.
D'autre part, pour celles et ceux qui ont accès au système éducatif, il est avéré que les résultats scolaires réels sont insuffisants, comme le révèlent des épreuves régionales - telles que celles organisées par le Laboratoire latinoaméricain pour l'évaluation de la qualité de l'enseignement (LLECE) - et internationales – telles que celles organisées dans le cadre du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA). Ces épreuves nous indiquent que les résultats obtenus par les jeunes latinoaméricains sont bien inférieurs à ceux obtenus dans les pays dotés de systèmes éducatifs plus solides. En outre, ces résultats mettent en lumière des inégalités très marquées à l’intérieur même de nos pays, puisque les élèves de statut socio-économique inférieur obtiennent des résultats beaucoup plus modestes que ceux des élèves appartenant aux classes sociales jouissant de niveaux de revenus plus élevés (bien qu'il soit important de préciser que sur le continent, même les élèves de statut socio-économique supérieur n'atteignent pas des niveaux comparables à ceux des pays plus avancés sur le plan éducatif).
Un malheur n’arrive jamais seul : l'impact de la pandémie sur l'éducation
Et c’est sur ces sérieuses lacunes éducatives qu’est venue se greffer l’impact de la pandémie au début de l'année 2020. Au cours du premier trimestre, les cours en présentiel ont été suspendus et, dans le monde entier, les élèves ont pratiquement tous cessé d’aller en classe. Cette fermeture forcée des établissements scolaires a non seulement pris les systèmes éducatifs au dépourvu, mais elle les a aussi contraints à viser un objectif qui semblait inatteignable : maintenir les cours pendant les fermetures d‘établissements par le recours à diverses formes d’enseignement à distance auxquelles ils ne s'étaient jamais vraiment préparés.
Les systèmes éducatifs ont donc réagi différemment les uns des autres. Les autorités ont réagi. Les établissements scolaires et les enseignants ont réagi. Les élèves et leurs familles ont réagi. Des outils d'enseignement à distance très divers ont été utilisés, avec de nombreuses variations selon les pays, depuis des plateformes éducatives émergentes jusqu’à des outils plus simples comme WhatsApp, en passant par les photocopies de cours, la distribution de matériels pédagogiques, ou les appels téléphoniques.
Le recours à ces outils a posé une autre difficulté : les inégalités d'accès à Internet, aux équipements et au matériel pédagogique. Il a également mis en évidence l’hétérogénéité des conditions dans lesquelles les élèves vivent, des moyens dont ils disposent pour étudier chez eux et de l’aide que leur famille est en mesure de leur apporter pour les soutenir.
De ce fait, et malgré tous les efforts déployés, la pandémie a entraîné de lourdes pertes au niveau des apprentissages. Une grande partie des connaissances que les élèves auraient dû acquérir au cours des années scolaires 2020 et 2021 n'ont tout simplement pas été acquises et, lorsqu’elles l’ont été, elles l’ont été de manière très partielle et inégale. Ces retards ont été constatés dans le monde entier.
Selon une étude de l'OCDE, les données issues de plusieurs pays montrent, en 2020 déjà, qu’un grand nombre d'élèves ont bénéficié d'une instruction très insuffisante. Pour un pourcentage élevé d’élèves, les acquis d’apprentissage semblent avoir été quasiment inexistants. Le rapport cite par exemple les premiers résultats d’une application en ligne pour l’enseignement des mathématiques dans plusieurs districts scolaires américains, qui indiquent que les acquis ont fortement reculé pendant la crise, en particulier dans les écoles situées dans des zones à faibles revenus. Dans le même ordre d'idées, les données recueillies en Allemagne montrent que le temps que les enfants consacrent aux activités scolaires a été réduit de moitié à cause de la pandémie, 38 % des élèves ne passant pas plus de deux heures par jour à étudier et 74 % moins de quatre heures par jour. Au cours de la même période, le temps consacré aux divertissements - télévision, jeux sur ordinateur, ou téléphone portable - a quant à lui augmenté pour atteindre plus de cinq heures par jour.
La pandémie en Amérique latine : un recul de 20 ans dans le domaine de l'éducation ?
Si l'impact de la pandémie a été important dans les pays dotés de systèmes éducatifs solides et où les familles ont un niveau d’instruction relativement élevé et un accès aux outils pédagogiques et technologiques, il n'est pas surprenant qu'en Amérique latine, l'impact ait été très sévère et ait touché les populations de manière très hétérogène, affectant beaucoup plus fortement les personnes disposant de moins de ressources et celles vivant dans les régions rurales.
On estime que, dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, la proportion d'enfants en fin d'école primaire ne savant ni lire ni comprendre un texte simple pourrait passer de 51 % à 62 % du fait de la pandémie. Par ailleurs, la proportion d'élèves du premier cycle de l'enseignement secondaire n'atteignant pas le niveau minimum de réussite tel que mesuré par l’indicateur utilisé dans le cadre des épreuves internationales du programme PISA, pourrait passer de 55 %, son niveau actuel, à 71 % (Banque mondiale, 2021).
Une enquête récente de l'UNICEF, de l'UNESCO et de la Banque mondiale révèle que, parmi les pays à faible revenu ayant été sollicités pour l’enquête, seule la moitié dispose de plans nationaux ou régionaux pour mesurer le niveau d’instruction atteint par les élèves ; un quart des pays ne savent pas combien d'élèves sont retournés à l'école après la pandémie ; deux tiers des pays ont mis en place un programme scolaire allégé ou organisé autour de priorités spécifiques ; et seulement 40 % mettent actuellement en œuvre des stratégies nationales de rattrapage.
Nous savons d’autre part que l'impact de la pandémie sur l'éducation aura également des conséquences économiques à long terme au niveau mondial. On estime qu'en raison des fermetures d’écoles, la génération actuelle d'élèves pourrait perdre jusqu'à l'équivalent de 17 USD milliards de revenus au cours de sa vie, en valeur courante, soit 14 % du PIB mondial actuel (Banque mondiale, UNESCO et UNICEF, 2021).
En Amérique latine, cela signifie que nous risquons de perdre une partie importante des progrès que nous avons accomplis au cours des vingt dernières années en matière d'inclusion scolaire, car la pandémie - et ses effets sur la situation financière des familles - pourrait entraîner une hausse des abandons scolaires et une baisse des taux de couverture éducative, comme cela s'est produit lors de la crise des années 80. Et c'est précisément la première chose à éviter : les gouvernements et les communautés éducatives devront utiliser tous les outils à leur disposition - qui, heureusement, sont aujourd'hui beaucoup plus nombreux que par le passé - pour empêcher la progression de l'exclusion scolaire.
En outre, les autorités éducatives devraient promouvoir l'adoption de stratégies permettant aux écoles de mettre en place des processus d'apprentissage qui prennent en compte la diversité des expériences vécues par les élèves pendant la pandémie, en donnant la priorité aux enseignements stratégiques essentiels afin que les élèves continuent à faire des progrès, et en partant du niveau atteint antérieurement par chaque élève. Il sera en particulier nécessaire de fournir un soutien supplémentaire aux élèves les plus vulnérables ayant accusé le plus de retard afin de les aider à retrouver leur rythme d'apprentissage antérieur et de leur éviter, à tout prix, d’être exclus de leur établissement scolaire.
Souvent, les crises bien gérées peuvent se transformer en opportunités et en leviers pour le changement. La COVID-19 ne fait pas exception. La pandémie a accéléré certains processus qui étaient nécessaires depuis longtemps mais qui n'étaient pas encore arrivés à maturité. Dans notre prochain billet, nous verrons de quelle manière et sous quelles conditions nous pouvons créer, à partir de cette crise, l’élan nécessaire pour faire ce grand saut vers l'avenir dont nos systèmes éducatifs ont besoin.
Ne manquez pas la deuxième partie du billet "Redonner sa juste place à l'éducation", dans laquelle nous évoquerons l'avenir de l'éducation en Amérique latine et verrons comment nous pouvons tirer parti de cette séquence malvenue de la pandémie pour jeter les bases d'une éducation nouvelle, qui puisse, cette fois, nous emmener directement vers l'avenir.
À propos de Leonardo Garnier
Conseiller spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour le "Sommet sur la transformation de l'éducation". Il est titulaire d'un doctorat en économie de l'Université du Costa Rica et d'un doctorat en économie de la New School for Social Research ("Nouvelle école pour la recherche en sciences sociales") de New York. Il est enseignant à l'Université du Costa Rica, où il a travaillé comme professeur à l'École d'économie et comme chercheur à l'Institut de recherche en sciences économiques. Il est professeur d'université depuis 1975 et il a occupé divers postes dans le secteur public costaricien. Il a été Ministre de l'Éducation publique et Ministre de la Planification nationale et de la Politique économique du Costa Rica. Il a travaillé comme professeur dans le cadre du Master de politique économique pour l'Amérique centrale du Centre international de politique économique (CINPE), à l'Université nationale, et comme conseiller pour la chaire Víctor Sanabria, à l'Université nationale toujours. Il travaille comme consultant sur des questions de politique économique, de politique sociale et de gestion publique pour diverses organisations internationales telles que le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), la Banque interaméricaine de développement, la Banque mondiale, la Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) et, plus paticulièrement, pour le Fonds des Nations Unies pour l'enfance (UNICEF). Il a été membre du Conseil scientifique du Centre latinoaméricain d'administration pour le développement (CLAD).
Article publié à l'origine en espagnol en amont du Pré-Sommet sur la transformation de l'éducation* sur le blog de la Banque interaméricaine de développement consacré au thème de l'éducation. Introduction produite par le Bureau des Nations Unies pour la coordination des activités de développement (BCAD). Traduction française réalisée par le BCAD.
* Le Pré-Sommet sur la transformation de l'éducation a eu lieu du 28 au 30 juin, au siège de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), à Paris. Ce pré-sommet a été conçu comme un forum inclusif et ouvert permettant de préparer le Sommet sur la transformation de l'éducation, d’élaborer une vision commune pour l’éducation et de proposer des actions concrètes à mener en la matière.