Oser rêver : Quand les téléphones portables aident à lutter contre le mariage d’enfants en Inde

L'affiche montre une petite fille aux cheveux tressés, attachés avec des rubans roses, marchant à côté d'un homme plus âgé qu’elle, le visage abattu par le désespoir. Des guirlandes ont été posées autour du cou de la fillette et de l’homme pour indiquer que tous deux viennent de se marier.
La petite fille tient dans la main une ardoise noire sur laquelle sont inscrites les premières lettres de l'alphabet hindi, signe qu'elle préférerait être à l'école.
L'image suivante montre l’autre vie qu’aurait pu avoir la jeune fille. On l’y voit sourire gaiement, habillée pour l'école, assise à côté de sa mère, qui sourit elle aussi.
Le message est simple, mais efficace : "Donnez une éducation à vos enfants. Mettez fin au mariage d’enfants".
L'histoire de Sapna
La petite fille que l’on voit sur l'affiche de l’initiative Naubat Baja aurait très bien pu être Sapna*, une toute jeune adolescente originaire Jaipur. Bien que Sapna soit encore mineure, sa famille l'a retirée de l’école et s'apprêtait à la marier, lorsque Shreya*, une bénévole de l’ONG Jeevan Ashram Sansthan (JAS), qui œuvre pour l'autonomisation des femmes et des filles, est intervenue.
Shreya avait eu vent du programme Naubat Baja et connaissait le numéro de téléphone de l’équipe qui l'animait. En juin 2021, elle a appris qu’à Jaipur, une mineure allait être mariée à un homme de 30 ans.
Le père de Sapna avait contracté un prêt auprès de la famille de cet homme. Comme il n’était pas en capacité de rembourser sa dette, le prêteur - le père du futur marié - lui a dit qu'il l’annulerait si Sapna épousait son fils.
Shreya a appelé le service d’aide téléphonique dont elle avait le numéro et la police est entrée en action. Le mariage a ainsi été évité. Sapna a été envoyée dans un foyer pendant deux mois, mais elle est à présent de retour chez elle et elle a pu retrouver les bancs de l’école.
De l’ère des instruments de musique traditionnels à celle des téléphones portables
Cette affiche a été conçue dans le cadre de Naubat Baja – Missed Call Radio (peut se traduire en français par "Naubat Baja, la radio des appels manqués"), une radio basée sur le "coud", dans l'État du Rajasthan, dans l'ouest de l'Inde, qui traite des questions liées au bien-être, à l'autonomisation et à la santé des adolescent(e)s.
"Naubat Baja" désigne un ensemble d'instruments de musique que l’on jouait autrefois en même temps pour attirer l'attention. Alors, l'initiative Naubat Baja fonctionne, à l’ère du numérique, comme un messager public, relayant des messages pour sensibiliser au caractère délétère de certaines pratiques néfastes telles que le mariage d’enfants ou les discriminations fondées sur le genre.

Lancée à l'occasion de la Journée internationale des femmes, en 2019, l’initiative Naubat Baja repose en grande partie sur le potentiel des téléphones portables, qui se sont frayé un chemin dans les coins les plus reculés de l'Inde. L'initiative mise sur le fait que le téléphone portable est le mode de communication préféré des jeunes, en particulier dans les régions où la population a un accès limité à la télévision, au câble, ou à l’Internet.
Bien que le mariage d’enfants soit interdit dans de nombreux États indiens, dont le Rajasthan, Shreya a été le témoin direct de cette pratique dans sa propre famille : ses deux sœurs aînées, raconte-t-elle, ont été mariées alors qu'elles étaient encore mineures.
"Je vois les difficultés qu’elles doivent affronter aujourd'hui parce qu’on manquait d’informations. Je ne veux pas que d'autres filles tombent dans le piège", explique Shreya, qui a échappé au sort qu’ont connu ses deux sœurs et qui prépare aujourd’hui un diplôme de troisième cycle.
100 millions de filles en danger
Dans un rapport publié en mars 2021, le Fonds des Nations Unies pour l'enfance (UNICEF) indique que quelque 100 millions de filles risquent d'être mariées au cours de la prochaine décennie.
Selon l’étude réalisée, la pandémie de COVID-19 a entraîné "des fermetures d'écoles, des tensions économiques, des interruptions de services, des grossesses et des décès de parents", laissant 10 millions de filles vulnérables en plus exposées au risque d’un mariage précoce.
Au Rajasthan, des organisations de la société civile comme Jeevan Ashram Sansthan luttent contre cette pratique et parviennent, grâce à des programmes novateurs comme Naubat Baja, à sensibiliser la population aux dangers que comporte cette pratique.
"Les familles qui ont du mal à assurer leur subsistance préfèrent marier leurs filles, même si elles ne sont pas encore majeures. Cela signifie pour elles moins de bouches à nourrir", explique Radhika Sharma, la Directrice de Jeevan Ashram Sansthan.
L'organisation d'un mariage en période de pandémie implique également moins de dépenses pour les familles en raison de la limitation des rassemblements. De plus, comme beaucoup de parents quittent leur foyer pour aller chercher du travail dans des régions éloignées, en mariant précocement leurs filles, ils s’assurent que leur progéniture est à l’abri du besoin.
"Les parents pensent souvent que leurs filles seront en sécurité si elles sont mariées jeunes", poursuit Mme Sharma. "Elles ne seront pas victimes de violences physiques si on sait qu'elles sont mariées, pensent-ils. La pauvreté, le manque d'éducation, le système patriarcal et les inégalités entre les sexes sont autant d’autres éléments qui contribuent de manière importante à perpétuer cette pratique".
Musique, divertissement et émancipation
L'objectif du programme Naubat Baja n'est pas seulement de faire reculer la pratique du mariage d’enfant ; c’est aussi d'autonomiser les filles de multiples autres manières.
Lorsqu’une jeune fille appelle le numéro de Naubat Baja, elle est rappelée par le programme. Lorsqu’elle décroche, elle entend un enregistrement de 15 minutes composé d’éléments de divertissement : chansons de films hindis, histoires diverses, ou encore pièces de théâtre audio sur des thèmes de société racontées sur un ton comique ou satirique.

Dans cet enregistrement, la jeune fille accède aussi à des informations sur des offres d'emploi, apprend des faits de culture générale et obtient des informations sur les programmes gouvernementaux d'aide sociale destinés aux jeunes.
Un certain nombre de messages portant sur des thèmes variés sont transmis à travers les pièces de théâtre : messages sur les mariages d’enfants, les violences domestiques, la santé des adolescentes, l'hygiène menstruelle, l'égalité des sexes, les questions financières, ou encore les protocoles sanitaires liés à la COVID-19 et les précautions à prendre pour s’en prémunir.
Régulièrement mis à jour sous la supervision de représentants du Fonds des Nations Unies pour la population (UNFPA), le programme est produit en studio avec l'aide d'une équipe de chercheurs et présenté par des créateurs de contenus audio professionnels.
Un travail de promotion du programme est fait sur les réseaux sociaux, à travers des graffitis et au moyen de campagnes de sensibilisation menées dans les zones rurales et urbaines par des bénévoles, des leaders communautaires, des membres des Panchayats (organes directeurs ruraux), des Anganwadi (centres de soins pour enfants en milieu rural) et des travailleurs Asha (activistes sociaux de la santé accrédités).
Les bénévoles et les responsables d’associations pour adolescent(e)s qui collaborent avec Naubat Baja sont qualifiés de "champions". C’est le cas, par exemple, de Shreya.
Oser rêver
Au Rajasthan, des efforts sont déployés pour mobiliser davantage de partenaires dans la lutte contre le mariage d’enfants. Au niveau local, des travailleurs de première ligne et des membres du Nehru Yuva Kendra Sangathan (NYKS) - un des plus grands réseaux de jeunes au monde - sont formés à l’organisation de réunions et de discussions avec les adolescentes et les familles autour des messages diffusés dans le cadre du programme Naubat Baja.
"Cette initiative s’inscrit dans le cadre d’une des stratégies novatrices adoptées par l'UNFPA et ses partenaires pour faire prendre conscience aux jeunes de leurs droits et des possibilités qui leurs sont offertes, veiller à ce qu'ils aient accès aux informations et aux services dont ils ont besoin s’agissant de leur santé et de leur bien-être et faire en sorte qu'ils soient en mesure de participer et de contribuer à la résolution des problèmes d’ordre social qui les concernent", explique Sriram Haridass, le Représentant adjoint de l'UNFPA en Inde.
Lorsque ces stratégies commenceront à porter leurs fruits et que beaucoup d’autres initiatives telles que Naubat Baja seront mises en place pour mobiliser des jeunes comme Shreya et leur donner les moyens d’agir, alors des milliers de Sapna oseront rêver.
L'affiche du programme Naubat Baja contre le mariage d’enfants, où l’on voit une mère assise à côté d’une jeune fille heureuse d’aller à l'école, résume bien la situation : "Je laisserai mes enfants s'envoler vers leurs rêves", espère la mère.
*Noms d'emprunt destinés à protéger l'identité des personnes.
Cet article a été publié à l'origine en anglais sur le site web de l'ONU en Inde. La présente version a été publiée (en anglais) par ONU Infos. Une version antérieure avait également été publiée par l'UNFPA. La traduction française de la présente version a été réalisée par le Bureau des Nations Unies pour la coordination des activités de développement (BCAD).
À propos du projet Naubat Baja :
Le projet Naubat Baja s’inscrit dans le cadre d’une initiative conjointe de la Direction de l'autonomisation des femmes du Gouvernement du Rajasthan, de la Fondation de la Société pour l’électrification rurale (REC) et de l'UNFPA. Le partenaire de mise en œuvre du projet est l’ONG Jeevan Ashram Sansthan (JAS).
Le mariage d’enfants est une pratique répandue dans plusieurs régions du monde. En 2016, l'UNICEF a lancé avec l'UNFPA le "Programme mondial visant à accélérer la lutte contre le mariage d'enfants" en Inde et dans 11 autres pays.
En Inde, selon l'Enquête nationale sur la santé familiale 2019-2021, les mariages de mineurs représentent 23,3 % des mariages. On appelle "mariage d'enfant" tout mariage où la mariée est âgée de moins de 18 ans et/ou le marié de moins de 21 ans. Un projet de loi visant à modifier la loi sur le mariage d’enfants a été transmis à une commission parlementaire permanente.