Quelqu'un à qui parler : Au Kenya, une permanence téléphonique vient en aide aux femmes - et aux hommes - en détresse
Quelque part au Kenya, un matin de juillet, une femme organise une "cérémonie" d’un genre très particulier pour sa nièce de 11 ans : la jeune fille va se voir amputer les organes génitaux dans le cadre de sa transition culturelle vers l'âge adulte.
Cette procédure, connue sous le nom de "mutilation génitale féminine" (MGF), est interdite au Kenya et a été de moins en moins pratiquée ces dernières années. Mais la COVID-19 a conduit certaines familles à la remettre à l’ordre du jour. Toutes les écoles ont été fermées pendant des mois. Alors, aucun camarade de classe ne remarquera l'absence de la jeune fille. Aucun enseignant ne sera mis au courant et ne signalera l'affaire à la police. Désormais, la communauté scolaire ne peut plus protéger la jeune fille.
Lors de la cérémonie, la blessure commence à saigner abondamment. La procédure a été réalisée avec un genre de "cutter" utilisé localement, sans anesthésie ni analgésiques. Le saignement ne s'arrête pas et, finalement, la famille n'a pas d'autre choix que d'emmener la jeune fille à l'hôpital le plus proche.
Quelques heures plus tard, le téléphone sonne dans un bureau à Nairobi. L’appareil reçoit les appels passés au numéro 1195, la ligne nationale d’aide aux victimes de violences de genre. Une des femmes de la famille de la jeune fille a appelé pour signaler l'incident de façon anonyme: elle ne veut pas être considérée par la famille comme une "fauteuse de troubles".
"Ce que nous voulons, c'est que ces filles obtiennent justice", confie Steve*, l'un des 31 employés du centre d'appel. Après avoir reçu l'appel, Steve et ses collègues réagissent immédiatement. La police part à la recherche de la mère et de la tante et trouve un foyer sûr pour accueillir la jeune fille à sa sortie de l'hôpital.
Le numéro d’aide est joignable 24 heures sur 24. Des conseillers formés à gérer ces problématiques restent en ligne avec les appelants jusqu'à l'arrivée des secours, qu'il s'agisse de la police, d'une ambulance, d'un ancien du village ou d'un agent des services de protection de l'enfance. Les conseillers s'occupent d’organiser les soins médicaux, la sécurité des appelants et l'aide juridique qui doit leur être apportée. Ils passent également de longues heures au téléphone avec les appelants pour leur apporter le soutien psychosocial dont ils ont besoin.
D’autres raisons poussent les gens à appeler le 1195, en dehors les mutilations génitales féminines: agressions, viols, abandon moral d’enfant, viol sur mineur, mariage d’enfant. Et la liste est encore longue...
"Il y a tellement de cas non signalés", regrette Steve. Lorsqu'on lui demande pourquoi il travaille pour ce centre d'appel, il répond simplement : "Je ne veux pas voir les gens souffrir".
Pendant la pandémie, "elles ont subi des viols comme jamais auparavant"
La COVID-19 a aggravé la situation. "Les femmes ont subi des viols comme jamais auparavant", déclare Fanis Lisiagali, responsable de la permanence téléphonique. "Nous avons vu des femmes se suicider, nous avons entendu parler de femmes qui ont été tuées. Les hommes comme les femmes sont très sérieusement déprimés".
En effet, le nombre de cas traités par le numéro d’aide est passé de 86 en février à plus de 1.100 en juin de cette année. Le nombre de cas a diminué en juillet, mais le nombre d'appels total est quatre fois plus élevé qu’à la même période l'année dernière. Les appelants ne sont pas tous des femmes. Environ un tiers des appelants qui signalent les violences psychologiques de leur conjoint ou de membres de leur famille sont des hommes qui disent avoir été harcelés ou violentés parce qu'ils ne subvenaient pas aux besoins de la famille.
Le 1195 est un peu comme un phare, surtout en ces temps de pandémie. De nombreux centres de secours se voient contraints de renvoyer chez elles les victimes de la violence de genre, faute de moyens pour placer en quarantaine - coronavirus oblige- les nouveaux arrivants.
Ce service téléphonique d’aide aux victimes a été mis en place en 2010 par une organisation appelée Healthcare Assistance Kenya (en français: Assistance médicale Kenya), avec le soutien d'ONU Femmes, qui reste, aujourd’hui encore, le principal partenaire de l'ONG. L’organisation bénéficie désormais également du soutien du Fonds des Nations Unies pour la population (FNUAP).
Certains appels vous brisent le cœur
Une demi-douzaine de télé-conseillers sont assis à leur bureau, équipés de masques et de gants et séparés par des parois en verre acrylique. Outre le swahili et l'anglais, ils parlent d'autres langues locales : kikuyu, luhya, ou encore kalenjin. L’objectif est de permettre aux gens, d’où qu’ils appellent au Kenya, de trouver quelqu'un à qui parler.
"On se rend compte qu'en fait, ce sont les difficultés de la vie de tous les jours qui conduisent à des problèmes psychologiques", explique une autre conseillère, June*. Désireuse d’être un soutien pour les femmes et les filles en détresse, elle est devenue, en 2009, aide-soignante pour une organisation qui vient en aide aux filles victimes d'abus sexuels. Cinq ans plus tard, elle a rejoint les équipes de la permanence téléphonique du 1195.
"Certains appels bouleversent même les conseillers les plus expérimentés", raconte June. Au début de l'année, la conseillère a pris l’appel d'une jeune femme de 18 ans qui avait été chassée par son père, puis s’était retrouvée mariée à un homme violent. Lorsqu'elle est tombée enceinte et a accouché, son mari l'a rejetée, disant que le bébé pleurait trop et qu'il ne pouvait pas être de lui. Reniée une seconde fois, la jeune femme a sombré dans un désespoir insoutenable. Elle a jeté son bébé dans une latrine à fosse et s'est enfuie. Elle s’est rendue ensuite dans un centre de secours et a composé le numéro d’aide aux victimes de la violence de genre.
"Au début, elle était trop choquée pour parler. Quand elle a enfin pu parler, j’ai été abasourdie par ce qu’elle m’a raconté", confie June. La conseillère a envoyé la jeune femme voir un psychiatre, qui a établi une attestation permettant d’empêcher son incarcération. June est toujours en contact avec la jeune femme et l'aide à se construire un avenir. "Mon travail me donne l'occasion de rendre à la société ce qu'elle m'a donné", dit-elle. "Je ne peux pas toujours aider, mais, parfois, j’ai la possibilité d'aider un peu".
"Ce dispositif d’assistance téléphonique a fait ses preuves pendant la crise de la COVID-19 et doit être renforcé", déclare Fanis Lisiagali, Directrice de Healthcare Assistance Kenya. "Dans les années à venir", ajoute-t-elle, "j'aimerais que ce numéro soit connu de toutes les communautés, dans tous les comtés du Kenya, pour que toute personne ayant besoin d’aide ait quelqu’un vers qui se tourner".
*Les conseillères et conseillers qui ont témoigné dans le cadre de cet article utilisent leur pseudonyme pour protéger leur anonymat.
Produit par l’ONU au Kenya. Écrit par Verena Bongartz. Pour en savoir plus sur l’action de l’équipe de pays des Nations Unies dans le domaine des pratiques préjudiciables comme la mutilation génitale féminine, consultez le site https://kenya.un.org/.